Des essais World Mayor
Philippe Rio Maire de Grigny, France Par Bruno Doucey* OTHER ESSAYS: Mayor of Ankara ||| Mayor of Braga ||| Mayor of Bratislava ||| Mayor of Grigny ||| Maire de Grigny (Français) ||| Mayor of Mannheim ||| Mayor of Raqqa ||| Mayor of Rotterdam ||| Mayor of Saint-Omer ||| Maire de Saint-Omer (Français) ||| Mayor of San Bellino ||| Sindaco di San Bellino ||| |
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L'ESSAI (Essay in English) Il est des êtres qui briguent les scrutins municipaux par héritage familial, ambition sociale ou sens de l’État. Il en est d’autres qui deviennent maire d’une ville sans avoir conçu le projet préalable d’entrer en politique, par engagement personnel, désir de changements et sens des responsabilités. Philippe Rio est de ceux-là. Il est des villes dont le nom brille sur la carte du monde, en raison d’un passé prestigieux, d’un patrimoine d’exception ou d’un impact économique fort. Il en est d’autres dont le nom est indissociable des habitants qui la peuplent, des communautés qui la façonnent, des valeurs par lesquelles elles s’affirment. Grigny est de celles-là. Entre Philippe Rio et la ville de Grigny la rencontre était inéluctable. Elle s’inscrit dans une histoire de près d’un demi-siècle, faite de fidélité et d’estime réciproque, d’engagement et de reconnaissance. Tout commence en 1975 lorsque des provinciaux montés à Paris pour le travail abandonnent le logement insalubre qu’ils occupent dans le 13° arrondissement pour un grand ensemble moderne la Grande Borne , récemment conçu par l’architecte Émile Aillaud dans le but de résorber les bidonvilles de la région parisienne. C’est là que le petit Philippe, âgé d’un an, ouvre les yeux sur le monde. Et quel monde ! Celui d’hommes et de femmes d’humble condition, venus d’horizons très divers, découvrant une cité qui fut conçue pour eux. Les noms parlent d’eux-mêmes : la famille Rio s’installe place aux Herbes, puis au Méridien ; sa scolarité se déroule à la maternelle du Bélier, à l’école de l’Autruche, puis au collège Jean Vilar. La suite, il faut l’avoir vécue pour la comprendre pleinement :l’accueil de populations de plus en plus fragilisées, précarisées ; le bâti qui se dégrade ; le chômage qui mine la cohésion des quartiers ; l’insécurité qui grandit… Lorsque Philippe Rio entre dans la vie adulte, la Grande Borne n’est plus la « Cité des Enfants » mais un grand bateau dans la tempête. Lui-même connaît des heures difficiles : il a dix-huit ans, un Baccalauréat G3 en poche, celui qu’un chanteur populaire nomme le « Bac à bon marché / l’ouverture habituelle / des horizons bouchés ». De fait : chômage. Impression de déclassement. Sentiment d’inutilité. Perte de sens. Honte de voir que les pauvres n’échappent jamais vraiment pas à leur destin. Mais voilà : Philippe Rio a vingt ans et il n’est pas question pour lui de désespérer. Les réponses qu’il apporte à la crise qu’il traverse ouvrent un chemin d’avenir. Acte un : le jeune homme prend sa carte au PCF, le parti de la Résistance, et s’engage politiquement à Grigny. Non, la pauvreté n’est pas une fatalité. Non, les inégalités sociales ne sont pas inéluctables. Comprendre le monde qui nous entoure ne suffit plus : il faut tenter de le transformer. Acte deux : il s’inscrit à l’université avec l’intention d’obtenir le viatique intellectuel nécessaire pour affronter la vie. Car il le sait : l’ignorance fait le lit de tous les dangers. A contrario, la culture est ouverture au monde, dépassement des horizons bornés. C’est par elle que l’on devient celui ou celle que l’on n’est pas encore. C’est à elle que les êtres humains doivent de pouvoir s’enrichir de leurs mutuelles différences. Les résultats sont là : Philippe Rio intègre Sciences-Po, bien avant que la prestigieuse école ne s’ouvre aux banlieues défavorisées. Passionné d’urbanisme, d’aménagement et de développement local, un DESS en poche, il travaille bientôt comme spécialiste du renouvellement urbain et du droit à la ville. Aménagement et Urbanisme. Philippe Rio a-t-il conscience qu’il rejoue la partition de son enfance ? Que le quartier, la ville, le territoire sont devenus pour lui un véritable centre d’orientation professionnel et politique ? De la Place aux Herbes, où il a vécu ses premières années, à la volonté de penser l’urbanisme de nos villes, il n’y a qu’un pas, ou plutôt un champ : celui par lequel le blé semé dans l’enfance devient pain de vie à l’âge adulte. Sa carrière, Philippe Rio aurait pu la vivre loin de Grigny, dans des établissements publics ou le confort feutré d’un ministère. Mais voilà : il sait que les villes se font et se défont à l’aune des engagements humains. Que les municipalités peuvent ou non choisir de combattre les inégalités sociales et territoriales. Que les lieux de vie sont en partie ce que nous voulons qu’ils soient. Sans un troisième acte posé en pleine maturité, l’itinéraire de Philippe Rio serait resté celui d’un enfant des banlieues sorti par le haut, d’un gosse des quartiers, courageux et méritant, parti faire sa vie hors du ghetto de son enfance. À vingt-cinq ans, le fils d’ouvrier ancre son action militante sur un terrain qu’il connaît et affectionne particulièrement : la ville de Grigny. En 1998, le voici conseiller municipal et président d’une association d’habitants de la Grande Borne, « Décider », qui lutte contre les discriminations générées par le logement et la culture. Trois plus tard, il devient maire-adjoint à la jeunesse, avant que les élections municipales de 2008 ne viennent faire de lui le Premier adjoint au maire, chargé du projet urbain, des transports, du développement économique et de l’environnement. L’amorce d’une carrière politique ? Peut-être, mais ce n’est pas cela qui compte. Ce qui compte dans ce parcours, c’est l’enfant de Grigny revenu mettre son énergie et ses compétences au service d’une ville confrontée à la dégradation de son habitat, aux problèmes du logement et à une pauvreté qui ne cesse de croître. Ce qui compte, c’est l’homme qui fait le choix de vivre à « Grigny 2 », un quartier dégradé d’une centaine d’immeubles devenu la seconde copropriété d’Europe, afin d’être confronté aux mêmes réalités que ses concitoyens. Ce qui compte enfin, c’est la cohérence, si rare en ce domaine, d’un être qui vit en conformité avec ses idées. À la fin des années 2010, Philippe Rio n’est pas encore maire, mais il apporte déjà la preuve que les déterminismes sociaux et culturels ne sont pas rédhibitoires. Si l’enfant des quartiers a pu devenir maire-adjoint à la jeunesse à moins de trente ans, c’est que le cap de l’espérance peut être tenu. Que la réalisation de soi est possible lorsqu’elle passe par l’ouverture aux autres. Que l’éducation populaire n’est pas un vain mot. Plus encore peut-être, qu’il n’est pas de liberté humaine sans responsabilité. Au fond, le futur maire de Grigny fait sien ce slogan porté depuis son adolescence dans de nombreuses manifestations publiques : « Grigny, j’y vis ; Grigny, j’y crois ». En 2012, Philippe Rio devient le premier magistrat de la ville presque par surprise, lorsque Claude Vazquez, maire communiste de Grigny depuis un quart de siècle, décide en toute conscience de passer le témoin à son premier-adjoint. Deux ans plus tard, il est élu maire de Grigny au premier tour de scrutin. La suite appartient à l’Histoire en marche. Celle des hommes et des institutions, des paroles et des actes, des crises répétées de notre temps et leur indispensable gestion par celles et ceux qui en ont la charge. Dès mars 2016, Grigny entre dans la nouvelle coopération intercommunale Grand-Paris-Sud-Seine-Essonne-Sénart. Dans cette entité élargie, Philippe Rio se charge des questions relatives au développement durable, à la transition énergétique, au cycle de l’eau et à la biodiversité. Une boussole et un cap pour celui qui ne discourt pas sur la méthode, préférant la résumer ainsi : « Penser Global, Agir Local ». Et s’il fallait une preuve de cet engagement en faveur d’une écologie sociale et populaire, la voici : après trois années de travail, une copropriété de 5000 logements en quasi faillite est passée au chauffage et à la production d’eau chaude par géothermie locale, réduisant ainsi de 25% sa facture énergétique, et omettant surtout de rejeter dans l’atmosphère l’équivalent de 15 000 tonnes de CO2 par an. Dès 2017, Grigny la fragile, Grigny la vulnérable ratifie l’Accord de Paris sur le climat (Cop 21). En ce domaine, d’autres défis attendent le maire de Grigny, parmi lesquels la réappropriation publique de l’eau, ainsi que la sauvegarde de 60 hectares de zones humides en milieu urbain, afin de préserver la biodiversité et les initiatives locales d’agriculture urbaine. Face au réchauffement climatique et aux menaces qui pèsent sur l’humanité, « Penser Global, Agir Local », c’est d’abord voir loin et clair. Ces dernières années, Philippe Rio a été confronté à deux situations de crise majeures, qui l’ont conduit à se réinventer et faire preuve de résilience. La première survient en 2015, lors des attentats qui ont endeuillé la France lorsque l’un des terroristes se révèle être un enfant de Grigny. Pour le maire et ses concitoyens, le choc est sans précédent. L’empathie envers la population doublement meurtrie suffira-t-elle à résorber les problèmes causés par une inégalité territoriale organisée de longue date ? Philippe Rio sait qu’il lui faut aller au-delà. Il interpelle le Président de la République, obtient un rapport circonstancié sur la situation de sa ville, rencontre le Premier ministre. En quelques semaines, Grigny n’est plus cette commune pauvre de l’Essonne, où 45 % des habitants vivent au-dessous du seuil de pauvreté, mais le centre névralgique d’une mobilisation citoyenne. Deux ans plus tard, des centaines d’élus et responsables associatifs de tous bords et de tous horizons se mobilisent en lançant l’Appel de Grigny en faveur des quartiers populaires. La Cité Éducative qui est alors mise en place à Grigny devient la matrice d’une politique publique vouée à se déployer dans 220 villes de France. Au-delà des adresses faites au gouvernement et des actions concrètes impulsées sur le territoire, Philippe Rio ne perd pas de vue l’un des objectifs qu’il s’est fixé : faire de Grigny une ville pour la paix. Et il sait que celle-ci débute lorsque l’ouvrier sri lankais et le pharmacien d’origine grignoise se parlent avec considération ; lorsque Sarah la Juive et la Syrienne Hala oublient le conflit israélo-palestinien pour préparer ensemble un bon repas ; lorsque le livre offert à l’enfant est aussi important que le pain que gagnent ses parents. À peine réélu en 2019, Philippe Rio est entré comme tous les maires de France dans la crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid 19. Dans un premier temps, la question majeure est celle de la santé publique dans des quartiers devenus depuis longtemps des déserts médicaux. Mais très vite, les inégalités explosent, la pauvreté se fait plus durement sentir, des populations déjà fragilisées se trouvent confinées dans des appartements surpeuplés. La Mairie, aidée par un service public engagé et un fort tissu associatif, développe alors des pratiques nouvelles : information sanitaire en plusieurs langues, distribution de quelque 260 000 masques, suivi éducatif, mise à disposition d’outils numériques, doublement des repas pour les anciens, mise en place de vaccinodromes éphémères, etc. Dans le même temps, un collectif d’élus saisit le Président de la République afin que le plan de relance des banlieues s’adapte au contexte. Des propositions sont débattues, les territoires sont eux-mêmes porteurs de solutions. Le 29 janvier 2021, le Comité Interministériel à la Ville se tient à Grigny, en présence du Premier ministre et de la moitié du gouvernement. Une victoire symbolique pour cette ville pauvre longtemps laissée pour compte. Au milieu du mois de juin 2021, trois autocars venus de Grigny s’arrêtent à Paris devant la Grande Bibliothèque de France. Des collégiens en descendent, ainsi que des dizaines d’habitants de la ville, hommes et femmes aussi élégamment vêtus que s’ils se rendaient à une noce. Tous ou presque viennent ici pour la première fois. À leur arrivée, une collation leur est offerte. Les voici bientôt dans le grand auditorium de la Bibliothèque. Assis côté public ? Oui, mais pas seulement. Bon nombre d’entre eux préparent déjà un filage sur scène. Dans une heure, la salle s’éteindra, les premiers applaudissements fuseront, les musiciens entreront en action. Des habitants de Grigny, à peine sortis d’une année de confinement, feront entendre des textes qu’ils ont écrit au cours d’ateliers menés dans les conditions difficiles que l’on imagine. Du théâtre. De la poésie. En français. En créole. En arabe. En portugais. En bambara. En Soninké. En mandarin. En hindi. Et même en turc et en kurde, par deux femmes qui se ressemblent comme des sœurs. Les mains n’osent se toucher en raison de la crise sanitaire, mais les yeux brillent de la fierté d’être là, et les cœurs battent à l’unisson. De retour à Grigny, les collégiens et leurs parents prolongeront s’ils le souhaitent cette éclaircie sanitaire et culturelle en allant visiter une exposition militante exceptionnelle à l’entrée de la Grande Borne : « Banksy à Grigny », avec la mise à disposition gracieuse de 220 œuvres, destinée à soutenir l’association SOS Méditerranée. De ses propres années de collège dans le quartier de la Grande Borne, le maire de Grigny n’a pas oublié que Jean Vilar était le maître du théâtre populaire. Et comme lui-même aime à le dire : « Si le père des combats est la lutte contre la pauvreté, la mère des batailles reste l’éducation. » *Bruno Doucey Pour Bruno Doucey, romancier, poète et éditeur de poètes né en 1961, la littérature est un art de l’hospitalité, « un voyage par lequel nous métissons nos héritages culturels et humains pour bâtir un nouvel art de vivre ensemble », une résistance qui conduit vers la lumière. En 2010, il fonde avec la romancière Murielle Szac, une maison d’édition vouée à la défense des poésies du monde. Mais il est aussi romancier s’attachant le plus souvent à faire revivre de grandes figures de poètes qui ont chanté la liberté et le refus de toute forme d’oppression : Max Jacob, Marianne Cohn, Victor Jara, Federico Garcia Lorca, Lounès Matoub, Pablo Neruda. Plus récemment, le poète grec Yannis Ritsos dans un roman intitulé Ne pleure pas sur la Grèce. |